La déconsommation est-elle un luxe ?


Valérie Zeitoun et Géraldine Michel pour The Conversation.

Pendant deux mois, la France a vécu en suspens avec une économie fortement à l’arrêt pour certains, faiblement à l’arrêt pour d’autres. Deux mois et certainement encore quelques semaines à venir où l’économie aura particulièrement était mise à mal et sans doute pour un bout de temps.

Notre structure sociale permet bien sûr d’éponger, en partie au moins, les blessures ; mais les séquelles, à n’en point douter, seront tenaces.

C’est dans ce contexte que « 200 artistes et scientifiques » fustigent le consumérisme et appellent dans les colonnes du Monde à « une transformation radicale. » Rapidement, cette invocation « non à un retour à la normal » et à une déconsommation, a suscité une série de réactions critiques, parfois d’oppositions ou de ruades particulièrement virulentes.

Extrait des réactions sur le média social Twitter à la suite à la parution de la tribune « Non à un retour à la normale ». Twitter

L’interprétation du message et des commentaires qu’il a entraînés ont certainement été influencés par un émetteur facilement suspecté d’une forme de malhonnêteté intellectuelle : des individus dont on présuppose l’aisance financière, pour certains ayant été les égéries de grandes marques, s’octroient le droit à prôner la déconsommation.

Mais au-delà de ce premier constat, quels sont les mécanismes de cette opposition, et pourquoi l’on peut en effet questionner la légitimité de cet appel à la déconsommation.

De consommer mieux à déconsommer

L’idée ou le principe d’une consommation moins vorace, plus raisonnée n’est pas nouvelle, depuis plus de 10 ans elle a, en partie, fait son chemin. La crise de 2008 l’avait amorcé. Le 26 mars 2009, Le Monde titrait déjà « les consommateurs délaissent le superflu ».

On a vu se développer de nouveaux comportements soutenus par le monde associatif pour éviter le gaspillage, apprendre à faire soi-même, à réparer, échanger des biens et des services.

Dans ce courant alternatif, on parle de consommer moins – préserver l’essentiel et supprimer le superflu – et de consommer mieux – consommer selon des valeurs environnementales, éthiques, etc.

Mais d’une consommation pondérée ou réfléchie, qui délaisserait le superflu, à une déconsommation, le glissement sémantique interpelle, et l’écart n’est pas négligeable.

Que signifie « déconsommer » ? En tout état de cause, le passage de « mieux » ou « moins » à « dé- » révèle un changement de paradigme. Tandis que le principe d’une consommation réfléchie tient plutôt à un certain pragmatisme afin de réduire le coût du panier moyen, ou afin d’éviter le gaspillage, la déconsommation revendiquée par les 200 artistes et scientifiques s’appuie plus volontiers sur une consommation pensée comme fait social et culturel qui s’inscrit dans une perspective postmoderne.

Selon le philosophe Jean Baudrillard, penseur de la postmodernité, la consommation est surtout, pour chaque individu, le moyen de se différencier. WikimediaCC BY-SA

Tandis que l’approche moderne visait à une compréhension du monde sur la base de fondamentaux rationnels (acheter une voiture répondait à une nécessité de se déplacer d’un point A à un point B pour aller travailler ou aller faire ses courses etc.), le tournant post-moderne a permis de reconnaître qu’un individu peut acheter une voiture non pour répondre au besoin de se déplacer d’un point A à un point B (il en possède déjà une) mais pour répondre à un désir identitaire (expression d’hédonisme ou identification sociale par exemple).

Cette opposition moderne versus post-moderne – matériel versus culturel – prend tout son sens dans la crise actuelle et dans ce glissement sémantique. Le préfixe latin « dé » s’emploie pour exprimer la cessation, la négation, la destruction de quelque chose.

Il n’est donc plus question d’un consommer autrement, mais bien de nier, détruire, cesser de consommer… ce qui au regard de nos sociétés, est tout simplement impossible. Déconsommer est donc un concept, placé au cœur d’une pensée strictement culturelle et symbolique de la consommation.

Interpréter la consommation au regard du seul fait culturel induit une interprétation idéologique, qui ne se fonde donc pas sur des faits mais sur des systèmes de croyances. Le débat peut alors perdurer ad libitum.

Comprendre les enjeux de la déconsommation

Penser la consommation, acte marchand par définition, comme un fait exclusivement social et culturel en dehors de toute matérialité, c’est nier la tangibilité de la crise, sa réalité bassement rationnelle certes, mais pour autant palpable.

Il n’est pas question de remettre en cause la dimension symbolique de la consommation, mais il est utile de rappeler parfois qu’elle est aussi primordialement matérielle. On peut acheter des vêtements pour se vêtir sans forcément rentrer dans des considérations de construction identitaire.

En d’autres termes, appeler à la déconsommation, c’est ne pas considérer la matérialité de la consommation, et cela revient, tout bonnement, à nier les difficultés quotidiennes et bien concrètes de ceux qui n’ont pas ou plus de superflu à délaisser.

Pendant le confinement, les magasins d’occasion de l’association Emmaüs ont dû fermer. Photo prise le 24 avril dernier à l’est de Paris. Martin Bureau/AFP

Quel message la société peut-elle donner si elle demande de déconsommer alors qu’une partie de la population détient à peine les moyens d’acheter les produits de première nécessité ?

Alors sans revenir à une pure philosophie matérialiste fondée sur les théories marxistes, il s’agit bien aujourd’hui de repenser les évènements dans leurs pratiques et leurs imbrications et il semble relativement inadéquate, au moins pour un temps, de penser la consommation uniquement socialement en dehors de sa dimension matérielle.

Vers une vision hybride de la consommation

Les difficultés économiques à venir se profilent et il serait dommageable qu’elle se double d’une crise sociétale. Tandis que Le Monde donne voix à cette déconsommation, sur les réseaux sociaux des « gilets jaunes » réclament un droit à la consommation et appellent à assiéger Paris.

Dans ce contexte, la question qui se posera très prochainement est celle d’une confrontation dans la perception et l’expérience de la crise. Comment concilier, une demande pressante, qui ne devrait que s’accentuer, de pouvoir simplement consommer à la revendication d’une déconsommation ?

Christophe Chalençon, figure du mouvement des « gilets jaunes », appellait à assiéger Paris le 11 mai pour renverser le gouvernement.

L’incompréhension de ces deux tenants de la résolution de la crise (consommer ou déconsommer) ne peut se résoudre sans avoir recours à une considération des enjeux dans leur dimension socio-culturelle mais aussi matérielle. Sans cette pensée hybride, il est probable qu’aucune solution ne soit perçue comme acceptable. La déconsommation sera assez naturellement élevée au rang d’un nouveau luxe que seuls certains nantis pourront s’offrir, tandis que les plus en difficulté seront assignés au rôle d’assistés.

Pour éviter cet écueil, il faut tout d’abord repenser la consommation à la fois comme un bien et un symbole, adopter une pensée hybride, non orthodoxe et débridée pour ouvrir les possibles.

Il serait prometteur de considérer que le bien produit (tangible) est aussi important que le lien au produit (intangible), et que l’un ne fonctionne pas sans l’autre. Il serait aussi certainement bienvenu d’interroger cette nouvelle consommation plus locale, plus éthique, plus respectueuse, mais qui s’érige en luxe, à des prix parfois deux fois plus chers que son alternative industrielle.

La société ne pourra pas déconsommer mais elle peut développer une consommation qui apporte des bienfaits aux hommes et à la nature (au sens large) si elle parvient à la reconsidérer comme un fait matériel, bien rationnel, et à investiguer de nouvelles réponses aux besoins existentiels.