Luxe et valeurs
Géraldine Michel, Professeur IAE de Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Entretien avec Julie El Ghouzzi, directeur du Centre du luxe et de la création
« IL N’Y A PAS DE NOUVELLES VALEURS DU LUXE MAIS DIFFERENTS LUXES ET LES MARQUES DEVRONT DEFINIR QUELLES REPRESENTATIONS DU LUXE ELLES SOUHAITENT INCARNER »
Vous dirigez la chaire « Marques et Valeurs » à l’IAE université Paris Panthéon-Sorbonne, quel est le lien entre marque et valeurs ?
Aujourd’hui une marque ce n’est pas uniquement un signe pour identifier et différencier les produits. Les marques qui comptent ce sont des marques qui donnent du sens aux individus. je crois profondément qu’une marque sans valeur est une ineptie, aussi simplement que cela : sans valeurs, pas de marque.
Donc pour moi, sans valeurs les marques n’apportent pas de sens et donc ne rentrent pas dans le cercle des marques engageantes et qui comptent pour les individus.
Mais il ne suffit pas d’avoir des valeurs, il faut les exprimer, les transmettre à la fois en interne et à l’externe. La prise de parole des marques est essentielle pour être légitime sur un marché.
Qu’on soit dans le luxe ou pas c’est le même principe. Par exemple, la marque La durée utilise toute une palette de signes pour exprimer ses valeurs. La marque est ancrée dans la tradition du bon et du beau, elle met en scène l’art de vivre et du savoir–faire français dans ces produits et dans l’expérience qu’elle propose notamment dans ses magasins. Et le macaron joue un rôle emblématique dans l’univers de la marque.
Dans un autre registre, la marque Bic revendique clairement ses valeurs autour de la démocratisation, la fonctionnalité et la praticité à la fois dans ses produits et ses communications. Le stylo Crystal est encore aujourd’hui le produit étendard de la marque qui revendique parfaitement ses valeurs mais leur identité évolue, la notion de plaisir est plus revendiquée et le stylo 4 couleurs devient petit à petit le nouvel emblème de la marque.
Ces marques fortes n’apportent pas uniquement de l’image et de la symbolique au produit. Elle crée des émotions et donc du lien.
Vous expliquez que la marque est porteuse de valeurs, pouvez-vous nous expliquer en quoi et comment on est passé de l’ère de la transaction à celle de la relation ?
Oui tout à fait, un changement s’est opéré. Je ne sais pas si on est passé de l’ère de la transaction à la relation mais on est surtout passé à l’ère où la relation est aussi importante que le produit. Pour moi dans le management de la marque le lien n’est pas plus fort que le bien mais le lien est aussi fort que le bien.
Le produit reste et restera au cœur des marques fortes. Mais ce qui est très important pour la pérennité d’une marque c’est sa capacité à créer du lien à la fois avec les collaborateurs et les clients.
Pourquoi ? Parce que les religions, les idéologies sont mises à mal et les individus sont en quête de sens. Les marques qui portent des valeurs fortes comblent en partie ce vide. On peut citer les marques dans tous les secteurs qui ont apporté un vrai renouveau et pas uniquement au niveau du produit mais dans la relation qu’elle arrive à créer avec les consommateurs. La marque Apple incarnée par Steve Jobs est devenue un mentor ; Harley-Davidson représente le compagnon fidèle autour d’une très forte communauté ; La marque Michel & Augustin ouvre l’air de la convivialité dans les rayons, et les consommateurs engagent une relation forte et ludique avec elle ; enfin la marque Lego inspire les plus créatifs qui s’investissent dans une relation de co-création.
Comment ces marques font-elles ? Elle maîtrise parfaitement l’équilibre entre l’être et le faire, c’est à dire entre leurs valeurs et leurs actions sur le marché. Harley-Davidson revendique autant la passion de la moto que le mythe de la liberté américaine et tout est mis en place pour faciliter la construction d’une communauté autour de cette passion. En revanche, d’autres marques ont du mal à intégrer cette équilibre, par exemple Dell s’est surtout concentré sur ses produits, son service et en a oublié ses valeurs. A l’inverse la marque Benetton a longtemps communiqué fortement sur ses valeurs en délaissant ses produits. Les consommateurs sont perdus, ils ne trouvent plus l’incarnation des valeurs et il devient difficile, pour eux, de s’engager dans une relation avec la marque.
Au-delà de l’équilibre être et faire, ce qui est essentiel pour construire des marques qui durent c’est la capacité à rendre la marque « appropriable ». Si les individus s’approprient la marque, ils s’engageront dans une relation plus forte avec elle.
Lego est le parfait exemple d’une marque qui suscite l’interaction entre ses clients et favorise l’appropriation de ses produits au-delà de l’usage initial. D’un point de vue sociétal, la marque Lego nourrit tout une communauté de fans qui créent et participent à l’élaboration de nouvelles constructions à base des mythiques briques emboitables et qui utilisent ces mêmes pièces pour restaurer des supports architecturaux tels que des murs, des édifices ou encore des sculptures. La maque Lego rentre ainsi dans le monde de la culture.
Les marques de luxe, sont-elles plus que les autres porteuses de valeurs? Pourquoi ?
On pourrait être tenté de dire oui, car les marques de luxe ont une enveloppe symbolique forte. Mais finalement je ne pense pas qu’elles aient plus de valeurs. Je pense que la force des marques de luxe provient de deux dimensions particulières
– Ses valeurs sont ancrées dans le passé et donc dans l’histoire avec un grand H. L’ancrage dans le passé, le patrimoine de la marque est un élément essentiel de la notion de Luxe.
– Ses valeurs sont orientées vers l’hédonisme, on n’achète pas une montre à dix milles euros pour lire l’heure mais pour avoir le mécanisme le plus complexe, comme celui d’une montre de VanCleef reproduisant le système solaire. Ce qui n’est pas nécessaire devient ici indispensable.
La spécificité de leurs valeurs fait que les marques de luxe, plus que les autres marques, ont une capacité à créer des idéologies, des religions qui engendrent une puissance symbolique inégalable. Elles créent des lieux de cultes, des mythes, voire des sanctuaires. Et les collaborations avec le monde de l’art n’est pas étonnant. Quand les marques sont dans les musées ou quand les artistes collaborent avec les marques elles deviennent objet d’art, elles sortent du monde des affaires et rentrent dans le monde des artistes. Ce passage du monde des affaires au monde de l’art représente une reconnaissance suprême pour les marques de Luxe qui rentrent ainsi dans l’histoire.
Avec la prise de pouvoir par le client à travers les réseaux sociaux et la dimension participative de notre société, les choses changent. Le luxe doit désormais mener une révolution « Customer Centric » ?
Oui les changements sont en train de s’opérer. Avant il y avait la consommation d’un luxe : le luxe ostentatoire. Aujourd’hui il existe différentes consommations du luxe qui cohabitent. On peut par exemple distinguer le luxe plus ou moins accessible qui touche différentes cibles. On peut également différencier le luxe plus ou moins visible pour répondre à des attentes identitaires différentes. Le luxe pour satisfaire un besoin de reconnaissance est plus visible et le luxe pour la recherche de valeurs, intimiste sera plus discret et confidentiel. C’est la distinction entre la marque Rolex qui recrute Roger Federer pour promouvoir ses produits et la marque Bell & Ross qui s’appuient d’avantage sur l’histoire de ses produits pour attirer les individus à la recherche d’une valorisation personnelle.
Avant le consommateur de luxe était unique, aujourd’hui non. Il y a une vision du luxe différente entre les cultures et entre les générations. Les marques doivent donc bien comprendre les ressorts de ces différents luxes pour identifier quel univers de luxe est le plus en résonnance avec leurs valeurs. Il n’y a pas qu’une seule réponse possible pour réussir dans le monde du Luxe. Et une des clés est de prendre conscience et de comprendre les différentes représentations du luxe.
Bien que l’approche client change, les marques de luxe restent ancrées dans le marketing de l’offre, ce sont des marques qui imposent, qui défrichent et sont force de proposition. Elles existent car elles inspirent, elles vivent car elles sont inspirantes. Le Luxe c’est le marketing de l’offre, mais avec des offres différentes selon le luxe ou les luxes dans lesquels la marque a choisi de s’investir.
L’autre grand challenge des marques de luxe aujourd’hui est la problématique du temps : le temps court et le temps long. Là encore il n’y a pas de réponse unique mais plusieurs options possibles, et notamment trouver l’équilibre entre l’intemporel ou l’atemporel. Être intemporel c’est aller chercher les traces du passé et les mettre au goût du jour, être intemporel c’est être immortel. C’est l’exemple de la marque Chanel qui se nourrit de la vie de Gabrielle Chanel dans ses communications et ses produits. Être atemporel c’est ne pas faire référence au temps, c’est être en dehors du temps et donc éternel. La communication de la marque Hermès sur Instagram illustre parfaitement cette idée d’atemporalité qui permet de se libérer de la notion de temps tout en mettant à l’honneur ses valeurs ancestrales.
En conclusion, il n’y a pas de nouvelles valeurs du luxe mais plusieurs luxes et les marques devront identifier quelle représentation du luxe elles veulent incarner. Il n’y a pas de nouvelles valeurs du luxe mais des nouvelles valeurs dans la société et les marques se doivent d’identifier celles qui vont pouvoir rentrer en résonnance avec leur identité.
Géraldine Michel, Professeure, Directeure de la chaire de recherche « Marques & valeurs » IAE de Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Auteur de l’ouvrage « Au cœur de la marque » 3ème édition, Dunod.